Envoyé par M. Frantz Voltaire.
Haiti : Quand un artisan se fait batisseur d’humanité
Paroles prononcées par Gotson Pierre le 2 juin 2012 au Parc du Souvenir lors des funérailles de son père Pressage, décédé le 25 mai. Document soumis à AlterPresse.
Voici un homme qui a su suivre son chemin à travers les méandres de la vie, jusqu’à la mort. Avec pour boussole, le don de soi, l’honnêteté et le sens du progrès.
Pressage Pierre, mon père, est un jeune artisan, qui arrive à Port-au-Prince dans les années 50, après avoir laissé Leogane, sa commune natale.
Il nous raconte toujours des moments passés comme apprenti, puis ouvrier dans un atelier de confection à la capitale. Il a gardé jusqu’à la fin de sa vie un dé à coudre qu’il a conservé comme un précieux souvenir. Et aussi, un certain sens de l’élégance.
Mais c’est avec la coiffure, qu’il va faire sa vie et prendre ses responsabilités familiales.
Coiffeur de référence durant les années 70, 80, il a longtemps partagé son salon à la Grand’rue avec un frère, un cousin et des proches.
Pour avoir été ce coiffeur qu’il fut, dans un autre contexte que celui d’Haiti, il aurait certainement gagné beaucoup d’argent et de notoriété.
Par la qualité de son travail, il avait bénéficié du respect de ses pairs et de ses clients. Des gens de toutes les couches de la société se faisaient couper les cheveux par “François”, tel qu’il était surnommé.
Gens ordinaires, artistes, diplomates, ministres… ont eu à baisser la tête devant mon père. Oui, je me souviens bien de cette phrase que j’entendais souvent lorsque j’étais de passage au salon de coiffure : “baissez la tête”. Ces mots sonnaient comme une injunction et le client n’avait pas d’alternative.
À cette époque, que de collègues de Pressage ont laissé le pays. On nous disait que être coiffeur à New York, ça rapporte. On avait les nouvelles d’un tel. On voyait même des photos de celui-ci appuyé sur le capot d’une grosse voiture américaine. Signe de réussite.
Papa n’a pas voulu partir. Il était convaincu que sa place était auprès de ses enfants pour leur fournir l’encadrement nécessaire à leur épanouissement, dans une capitale aussi imprévisible que Port-au-Prince.
Il est donc resté. C’était son choix. Il en a tiré les conséquences.
Vivre ici. Côtoyer des dignitaires sans jamais épouser leur idéologie. Garder sa lucidité et son indépendance d’esprit, même au cœur de la barbarie. Des témoins rapporteront ces échanges intenses au salon de coiffure du 683 Boulevard Jean Jacques Dessalines. Malgré les espions qui rodaient…
Éviter la corruption, opter pour l’honnêteté et la foi dans le travail. Que de possibilités pourtant de gonfler sa tirelire et d’accumuler abusivement des biens ! Non. Ce n’est pas ce genre d’héritage qu’il faut laisser aux générations futures.
Pressage croyait en l’éducation pour l’ascension sociale et la modernité. Il faut aller à l’école. Il faut étudier. Et sur ce dossier, pas de négociation. D’ailleurs, ses enfants n’étaient pas les seuls à bénéficier de son dévouement lors des démarches de rentrées scolaires…
Après une journée de travail, nous faire réciter. Moment terrible. Car toute imperfection est impardonnable. Quelle sévérité !
J’ai compris longtemps après. Longtemps après être entré en rébellion contre toute forme d’autorité y compris l’autorité paternelle. C’était au milieu des années 80.
Durant cette période aussi, j’ai vu pour la première fois des lueurs d’inquiétude dans les yeux de papa. En particulier, que son premier fils puisse exprimer publiquement sa vision critique du pouvoir et s’exposer à la foudre des puissants de l’époque, il ne pouvait pas l’imaginer ! C’était pourtant le résultat de ses propres enseignements.
À la fin de sa vie, il ne cachait pas cependant sa satisfaction d’avoir transmis le goût du travail, de la connaissance et le sens de l’honnêteté à ses descendants et descendantes.
Il savait que bâtir des esprits, c’est construire les sociétés de demain.
C’est en essayant de synthétiser cette personnalité que mon frère Duwalph et moi avons écrit ce que vous pouvez lire sur le signet (distribué au cours de la cérémonie) :
Être
Contribuer à sa manière
Jusqu’à son dernier soupir
Au bonheur des autres
Et au progrès du monde
On peut être un homme
Sans être un savant