Dans la tradition psychanalytique, tout ce qui échappe à notre compréhension est regroupé sous le terme inconscient. Celui-ci nous envoie des mises en garde, souvent de façon inattendue. Ces informations sont mieux captées par les extralucides et les hypersensibles.
Alexa jouit de ces deux vertus. L’anecdote suivante en est une preuve authentique.
Ayant toujours eu un savoir-faire en art culinaire, Alexa abandonne, à quarante ans, sa carrière d’avocate afin de se reconvertir en cuisinière. Souhaitant faire de son caprice une affaire sérieuse, elle y consacre son entier dévouement. C’est ainsi qu’elle vient s’installer avec sa famille dans l’Ile Thomas. Cet endroit les séduit. Dans sa retraite anticipée, Arnold décide d’ouvrir avec sa femme le restaurant Le Souvenir. Le couple passe bien vite de l’amateurisme au professionnalisme. Loin de se contenter du succès retentissant de leur cuisine continentale succulente, ils investissent le même enthousiasme dans le souci permanent à faire de leurs clients les amis de la maison.
On peut facilement déduire que le bouche à oreille colportant des critiques positives concernant la savoureuse cuisine du restaurant Le Souvenir, le dit réservé aux gourmets, et ce n’est pas là son seul attrait. Le raffinement discret du décor au mobilier confortable, le merveilleux sens de l’humour des propriétaires, aidant à créer une ambiance chaleureuse, sont les meilleurs atouts de l’endroit. Alexa et Arnold, tout en faisant une répartition équilibrée des rôles, se font un plaisir d’accueillir tous les deux les nouveaux clients.
– Nous voulons faire de notre établissement un lieu attachant.
Ce soir-là, Arnold introduit un inconnu qui lui semble un client éventuel. Il vient quérir sa femme à la cuisine, et de sa voix joviale lui décrit le personnage élégant assis au salon bar.
– Moi, qui suis attentif aux nuances, je te dis que ce monsieur est un VIP.
– Ce n’est pas une réflexion banale.
Délaissant son tablier, l’interpellée se dépêche jusqu’à la porte s’ouvrant sur le bar où des clients sirotent un apéritif, en attendant qu’une table soit libérée. Alexa capte au passage des bribes de conversation. Elle est toujours heureuse d’entendre discourir sur le monde, le temps qu’il fait ou quelqu’autre nouvelle sans grande importance. Un sourire charmeur par-ci, un baiser chaleureux par-là, elle continue sa progression vers la seule tête nouvelle de la pièce.
– Il est fort bel homme, se dit-elle.
Alexa ne peut s’empêcher de faire cette remarque en posant son regard sur le client assis dans un angle de la salle. Sous la lumière chatoyante de la petite lampe au jupon ambré, des mains fortes et longues prolongent deux bras aux muscles saillants. Sous un costume sombre, bien coupé, les épaules larges soutiennent une tête fière, pensive, légèrement penchée en avant et auréolée de cheveux grisonnants. La silhouette se dessine, hiératique, massive et bien proportionnée. Tout, chez ce client, à l’air d’être en harmonie.
– Quelle classe !
Perdue dans ses réflexions, Alexa laisse passer un moment de flottement. Entre temps, les minutes courent et elle ne peut prendre trop de liberté avec les règles de bienséance. Pleine d’entregent, elle s’avance, quand elle se heurte à un obstacle. Une barre invisible se dresse contre son estomac. C’est inattendu. Elle essaye à nouveau. Le même phénomène se reproduit. Cette barre rigide se dresse devant elle lui obstruant le passage. Après la troisième tentative infructueuse, déployant des trésors de patience, Alexa jette un regard dans la direction de son nouveau client. Légèrement tourné vers elle, un sourire cordial sur ses lèvres charnues, une fois de plus l’hôtesse est frappée par la beauté de l’homme. Elle lui retourne la politesse joviale, accueillante. Malheureusement, il lui est toujours impossible d’avancer vers sa table. Loin d’accepter son échec, Alexa se cherche un chemin ailleurs. Elle espère que celui qui l’attend ne s’est aperçu de rien.
– Il me faut lui adresser quelques phrases de bienvenue.
Sa légère contrariété se change en inquiétante surprise quand elle se trouve à nouveau confrontée au même obstacle. Elle ne peut accéder à ce monsieur. Pourtant, la voie est libre. Les serveurs y font un va-et-vient aisé. L’agacement d’Alexa atteint son comble quand, changeant d’itinéraire pour la troisième fois, elle y est arrêtée par une haie qui n’a jamais existé à cet endroit. Sa vivacité pétillante en prend un coup. Elle baisse les bras tout en acceptant cet inconvénient avec sagesse. Pour une fois, elle ne peut faire abstention d’émotion personnelle dans le domaine de son travail. Elle se dit qu’il doit exister une raison quelconque à cet incident. C’est alors qu’une pulsion intime l’avertit d’un danger terrible. La sensation est fugace, impérative. Elle a peine à croire à la singularité de la scène. Renonçant à s’approcher, elle recule dans un réflexe incontrôlé, retourne à la cuisine et prie son mari de prendre soin du nouveau client.
– J’ai un léger désagrément. Je regrette de ne pouvoir atteindre sa table.
Arnold fait une moue réprobatrice en la regardant remettre son tablier. Son argument est de mauvaise guerre, pense-t-il. A voix haute, il lui répond :
– Très bien, je vais m’en occuper. Tu dois avoir un sérieux empêchement pour ne pas le recevoir.
N’étant pas coutumière de pareil caprice, sa femme le déroute. Il se dit que l’on ne comprend jamais tout à fait la gente féminine, impossible à raisonner. La salle étant pleine, le service difficile, il remet à plus tard le moment de demander une justification à pareil comportement. Quand à Alexa, elle a le pressentiment que l’homme assis dans la salle du restaurant n’est pas banal.
– Les énigmes existent…
De retour dans le salon bar en fin de soirée, elle s’aperçoit que la vue de ce client toujours assis, prenant un café, lui devient insupportable. Elle se garde de s’en approcher.
Va-t-elle avoir plus tard l’occasion d’apprendre ce qui a pu susciter une telle émotion ? Elle y pense toute la fin de semaine.
Au fil des jours, l’inconvénient se tasse. Alexa finit par oublier cet épisode désagréable.
II.
Trois semaines se sont écoulées depuis l’incident énigmatique. Alexa, toute pimpante, accueille ses clients à la nuit tombée. Elle les voit franchir le grand portail avec plaisir. Elle est enchantée de leur proposer de nouvelles recettes. Répondant à son amabilité, les habitués lui parlent des évènements nuançant leur quotidien. Ils discutent des nouvelles politiques et de leurs conséquences sur la vie nationale. Alexa les écoute avec une indulgence amusée. Ils décrivent avec un art subtil un personnage cruel et féroce du gouvernement en place et en font un portrait horrifiant.
– Un tel homme existe-t-il vraiment? Vous autres, de l’Ile Thomas, vous avez une tendance marquée pour l’exagération en toute chose.
– Vraiment? Mais, pas cette fois. Cet homme fréquente les endroits les plus huppés de la ville. Tout le monde le connaît pour sa cruauté sans borne mais, il s’entête à se faire voir en public même s’il est conscient de l’antipathie qui entoure sa personne.
– Si ma mémoire est fidèle, intervient une dame assise au bar, il est venu à votre restaurant il y a quelques soirs. Je vous ai vue rebrousser chemin en sa présence. Je me suis dit alors que vous étiez au courant de sa réputation d’assassin et ne vouliez pas l’avoir pour client.
Dans un souffle, Alexa répond.
– Vous avez remarqué tout cela et vous ne m’avez rien dit?
C’est alors que la cliente lui donne les détails concernant le personnage obscur.
– Il est responsable de la mort de bien de gens que la rumeur publique lui reproche d’avoir assassinés de ses propres mains.
Alexa observe ses interlocuteurs avec un étonnement grandissant. Elle est profondément troublée. Par une indiscrétion du plus pur hasard, elle a la solution à son énigme. Elle se rappelle ce moment d’émotion intense qui l’a gardée dans l’impossibilité de remplir ses devoirs d’hôtesse.
– J’ai eu des difficultés sérieuses.
Les clients continuent l’inventaire des méfaits des sbires du gouvernement. Alexa se retire dans sa cuisine. Elle remercie Dieu pour la vertu secrète qui lui permet d’être protégée de certaine présence maléfique. C’est pour elle une grâce qui ne doit rien au hasard.
Pétion-Ville, Haiti, 20 janvier 2010
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