Maryse Noël Roumain: Ecrire pour se souvenir

« Que de faits endormis alors que le monde entier est informé de certains traumatismes jugés universels! La surenchère ne se fait pas de manière égale. Pourtant, la plus petite larme d’un peuple a valeur d’éternité dit le poète haïtien René Philoctète. Et cela vaut pour tous les peuples de la terre.  Le travail de mémoire mérite d’être fait, avec rigueur par l’historien. Avec créativité et passion par l’écrivain, qui par goût, enclin, plonge dans la mémoire, la récupère, l’enrichit et façonne à sa manière l’imaginaire. Ainsi, il ouvre la porte vers l’avenir et bouscule le  réel. Tel est le pouvoir de l’écriture. » (Evelyne Trouillot, Se met kò ki veye kò in Gens de la Caraibe, Juin 2008)

Je retrouve dans un tiroir ma première lettre à mon frère Henri—et je me souviens.  Je me souviens de l’époque où j’ai commencé à écrire autre chose que des études et des textes à caractère académique.

C’était un jour de l’année 2004.  Je souffrais alors d’attaques de panique. La solitude m’effrayait. Comme une enfant il me fallait une présence rassurante. Seule, je m’épouvantais.

C’est à ce moment que me vint à l’idée de passer mon temps à écrire des lettres.

Ces lettres devinrent vite ma manière favorite d’expression et, inconsciemment d’abord, je réclamai la lettre comme activité d’écriture.

Les auteur(e)s de lettres—et souvent ces auteur(e)s sont des femmes—ont toujours ressenti le besoin de justifier en quelque sorte le choix de la lettre comme pratique d’écriture, d’expliquer la littérarité de la lettre.

C’est que la Lettre a tendance à être banalisée dans la littérature, d’autant plus qu’il existe nombre de lettres qui ne relèvent pas de celle-ci.

Il faut d’abord définir la Lettre en la distinguant, comme l’ont fait avant moi d’autres auteurs, des genres qui lui sont proches, comme le Journal ou le Mémoire.

Le Journal s’apparente beaucoup à la Lettre car il s’agit souvent d’une écriture autocentrée faite de banalités quotidiennes quoiqu’importantes pour l’auteur(e).

Mais le Journal comme la Lettre peut s’ouvrir sur la société et le monde et présenter une époque. Le fameux journal d’Anne Frank témoigne ainsi de la persécution des juifs par les nazis et mes lettres à Henri de la période 2004-2006 du gouvernement intérimaire d’Haïti caractérisé par la préparation d’élections devant céder la place à un gouvernement légitime élu.

La Lettre comme le Mémoire est une entreprise autobiographique.  On y raconte sa vie.  Mais dans un Mémoire il s’agit plutôt de reconstruire sa vie pour la raconter.  Mais faut-il exclure complètement les reconstructions dans la Lettre?

De plus, le Mémoire présente une image unifiée de l’auteur tandis que la Lettre en donne un portrait « kaléidoscopique » marqué par « la fragmentation et l’inachèvement » ;  une idée avancée par Virginia Woolf quand elle écrit à propos de Madame de Sévigné, auteure de 14 volumes de lettres : « elle créa son être, non pas à travers le théâtre et les poèmes, mais dans des lettres—touche par touche, avec des répétitions, amassant les petits riens quotidiens, écrivant ce qui lui venait à l’esprit comme si elle parlait… Nous vivons ainsi en sa présence et souvent tombons dans l’inconscient… son caractère grandit et change et elle semble comme une personne vivante, inachevée » (The Death of the Moth and Other Essays).

Dans mes lettres, je raconte l’incendie que j’ai vécu à New York; je parle de mon bénévolat à l’hôpital du quartier; j’évoque le souvenir de mes amies Gloria et  Kate, les séjours chez ma sœur à Philadelphie; je fais référence à la situation politique en Haïti et aux Etats-Unis; je parle de mes séjours à East Village chez ma fille Régine. Mais tant d’événements sont passés sous silence, n’existent que par les repères et les allusions à peine ébauchées…

Contrairement au Journal, la Lettre s’adresse à autrui, elle est « un élan vers l’autre ».  L’autre, en général, c’est celui ou celle qu’on aime et en qui on a confiance.  L’autre peut devenir un complice, un témoin.  Mais il peut tout aussi bien être un alibi, un prétexte à l’activité d’écriture qui devient à ce moment une « monodie épistolaire ».

Mon frère saisissait bien  sans le dire cette facette de la Lettre, lui qui ne répondait pas à proprement parler à mes lettres mais m’envoyait en retour ses propres créations littéraires, ses poèmes, ses récits autobiographiques, son roman, ses collages.  La liaison épistolaire est d’emblée liaison avec l’écriture, que la présence de l’autre irrigue et dynamise écrit Brigitte Diaz.

La Lettre peut être vue comme une simple étape vers l’activité d’écriture et il est vrai qu’alors que certains auteurs commencent par écrire des poèmes, d’autres commencent par des lettres avant d’aborder des genres plus complexes… le roman, par exemple.

Mais la Lettre lorsqu’elle est marquée d’une exigence littéraire a des enjeux qui lui sont propres. Il s’agit d’une quête singulière, de l’élaboration d’un cadre singulier permettant l’expression d’un dire singulier et suffisant par lui-même.

La Lettre peut en effet être un genre littéraire qui suppose de la culture et du métier.  Erasme parlait bien de la manière d’écrire les lettres ou « de conscribendis epistolis ».  Elle a des visées esthétiques et peut  marquer un véritable engagement dans l’écriture.

Pensée de soi, de la société et de la littérature se fondent donc dans la Lettre qui révèle la multiplicité de ses enjeux.

La Lettre est ainsi le creuset de la vie et elle devient avec le passage du temps le réceptacle de la mémoire, de l’histoire individuelle de son auteur comme de l’histoire de la société vue d’un angle individuel.  Dépositaire du passé, la Lettre permet une appréhension rétrospective et un retour à la réalité, qu’elle soit douloureuse, facilitant ainsi l’accomplissement d’un « devoir de mémoire » : bay kou bliye, pote mak sonje.

Références
Diaz, B. L’Epistolaire ou La Pensée Nomade. Paris, PUF, mars 2002.
Trouillot, E. Se Mèt Kò Ki Veye Kò. Gens de la Caraibes. Juin 2006.

Maryse’s new book, Evocation of My Past, is now available for sale. Email the author at [email protected] for more info. The book can be found at the following sites:
http://www.haitianbookcentre.com (online);
[email protected] (for Haiti);
Cidiha/Frantz Voltaire (for Canada)
Universal Bookstore (Brooklyn), corner of Rogers ave and Church ave
Grenadier Bookstore, 1583 Albany Avenue, Brooklyn

Happy reading!

New York, September 17, 2011

*   *   *

Maryse Noël Roumain est née aux Cayes, Haïti, en 1949.  Elle laissa sa ville natale à l’âge de 16 ans pour poursuivre ses études secondaires à Port-au-Prince puis rejoignit ses parents à New York à l’âge de 19 ans.

Ayant étudié à la Sorbonne à Paris puis à l’Université Columbia à New York et à l’Université de la Ville de New York, Maryse Noël Roumain détient un doctorat en Psychologie.  Sa spécialité, c’est le développement de l’intelligence et du langage chez l’enfant.

Maryse Noël Roumain est l’épouse du politique Claude Roumain et elle est la mère de Régine Roumain et de Christian Roumain.

De son parcours d’écrivain, elle dit ceci:

“J’ai commencé par publier trois études dans ma spécialité.  Le texte qui s’intitule L’Enfant Haïtien et le Bilinguisme a paru chez Cidhica et Deschamps.  Je suis venue à l’écriture à proprement parler en 2004 quand j’entrepris d’écrire des lettres à mon frère.  Il s’agissait de passer mon temps à faire quelque chose, à communiquer, à créer, et même à s’insurger contre le réel.  Le but, en écrivant ces lettres, n’était pas de s’enquérir de l’autre mais de faire de lui un prétexte, une raison, une motivation à l’activité d’écriture.  Car je vivais des moments difficiles et l’écriture, c’était mon moyen de dépasser l’angoisse et la solitude…

Puis vint le moment où je me mis à écrire pour la revue Reflets, basée à New York, un peu pour me consacrer à la pratique d’écrire.  Là, on peut retrouver quelques 20 à 25 articles que j’ai rédigés sur des sujets variés qui concernent la communauté haïtienne.

Dans un troisième temps, je vins à tenir un journal d’où provient mon livre : Life goes on, a Reflective Diary, publié en 2009.

Depuis, j’ai plusieurs projets en train dont le texte intitulé Chronique d’une Démocratie Dévoyée, actuellement sous presse et une série de récits autobiographiques

Mes textes ne relèvent pas de la fiction mais du genre autobiographique, de la recherche et de l’analyse politique.  Comme j’ai eu à l’exprimer sur mon « blog » : ma vie est mon inspiration.  J’ajouterais: et Haïti, ma passion.”

Comments

  1. Gladys Noel says:

    J’ai lu l’article avec beaucoup de fierte.
    Felicitations a toi, petite soeur!

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