Honneur!
Ce trois mars, dans une enveloppe déposée par Georges sur ma table de travail et qui annonce notre ultime échange épistolaire, repose une carte recouverte de ton écriture aux jambages amples me faisant penser à l’élégance de ta main. Tu m’écris, je te cite: « Mon petit volcan, le rire n’est pas la forme la plus efficace contre le désespoir. Courage, ma chérie: nous les aurons ». Je me mets alors à remonter le temps, grâce auquel je me suis enrichie de ton affectueuse amitié, de nos bavardages souvent précipités (si tu es prise par d’autres pensées), ou très longs et croustillants (si tu en as le loisir). Moi, t’écoutant, toi, poussant le raffinement du langage jusqu’à la perfection. Il me prend envie de revivre nos rencontres du vendredi. On s’invite mutuellement, toi, Adeline, Lucienne, Denise, Nounette et moi, la benjamine.
Autour d’une bonne table, tu es une gourmande heureuse de littérature et de victuailles. Nous nous cramponnons à nos rires, les unes aux autres, partageant nos confidences. Pour un moment, nous connaissons une oasis de paix, un bain d’amour. La nostalgie du temps passé chevauche les titres de l’actualité. Sans balise, nous nous laissons aller à être nous-mêmes, certaines de la complaisance des autres. Ah! Nos vastes éclats de voix, nos mots savants. Les petites chamailleries de Lucienne et Denise provocant nos rires paillards. Facile et aisée, la conversation porte sur la philosophie, la politique, la spiritualité, les coquineries de couple, Sacha Guitry, la musique savante et profane, les gens que nous aimons et ceux qui révolutionnent le monde. Entre deux verres, nous nous révoltons contre l’ensommeillement de l’intelligence ou sa mise a mort dans une société à la critique partisane. Tu t’émerveilles de la capacité de création de ton peuple malgré la déficience ou l’absence de structure d’état. Tu oublies de souligner ton rôle combien important dans la prolifération de l’art haïtien. Dans un pays ou les conflits entravent l’essor artistique et les percées individuelles, nous sommes fières de te compter parmi ceux-là qui maintiennent dynamiques des centres d’apprentissages; ne négligeant aucun sacrifice à consentir pour trouver la piste grâce a laquelle, transmettre ce qui n’est pas partageable: les expressions et les impressions. Le Picolo permet à bien des jeunes de maitriser la gestuelle théâtrale. Au sein de l’ENARTS, tu inities une pléiade d’artistes à la valeur rédemptrice de l’écriture et du plaisir esthétique. Au nom de tous ces jeunes, je te remercie et te rends hommage aujourd’hui.
Les combats renouvelés, les batailles perdues n’ont jamais rencontré chez toi les lamentations pathétiques. Je te revois, sûre de tes convictions, foncer dans la mêlée, maîtrisant l’angoisse et le douloureux ressassement des velléités belliqueuses d’étudiants, menaçant de destruction, les structures mises en place, grâce à une éthique professionnelle, inlassable et désintéressée. Je te vois réagir, stoïque à une période féconde de déceptions et à la continuité tragique de la scène citadine. Je te vois te démener, contre cette latence favorable au piège de la médiocrité qui s’agrandit, provocant l’amplitude du malheur de notre intelligentsia. Témoin de toutes les outrances du genre, tu en subis les déchirements. Faut-il pour autant renoncer à croire à un lendemain meilleur pour Haïti? « Ne crains rien ma chérie, m’écris-tu, nous les aurons ». Non, mon grand volcan ne renonce jamais. Haïti d’abord.
La rumeur d’incompréhension enfle de sa voix les voies de communication. L’écriture devient un frêle esquif dans la tourmente de l’acculturation, des kidnappings, des assassinats. Nous passons le temps à rafistoler nos âmes, pour atténuer les coups du sort. Avec pour unique certitude une spiritualité profonde, la fulgurance de la douleur et un nationalisme accompli, tu fais face aux polémiques. Obstinément raisonnable, tu demeures la défenderesse acharnée du bon droit et de l’honneur. Nous avons toujours su compter sur toi. N’es-tu pas le grand volcan?
A ton contact, depuis tant d’années, j’ai le privilège et le bonheur de m’instruire, apprenant les leçons de vie dans ta prose du réel et ta poésie de la forme. Avec toi, j’apprends que les livres ne sont pas seulement des objets porteurs de mémoires, mais aussi, des dénonciateurs véhéments, de la médiocrité responsable de tant de maux dans une société. Tu m’enseignes, que la souffrance se nourrit de silence, alors que les mots engendrent un dialogue salvateur. Tu me dis également de cultiver l’art d’aimer pleinement la famille et les amis. Ce n’est pas chose aisée dans la pratique mais, c’est le meilleur rempart contre le désespoir et le défaitisme, quand on se heurte à ses limitations. Ce qui est inévitable dans un cheminement de vie.
Sans fanfare, ni falbalas, tu fermes les volets sur ton érudition et ton amour de la vie. Dans un dernier geste élégant, tu tires ta révérence et entres dans le « sfumato » de l’intemporel. Ton ascension vers la Lumière laisse un profond vide esthétique dans le milieu littéraire et artistique.
Un poto-mitan de la culture haïtienne, une femme vaillante s’est effondrée. C’est à nous d’accompagner ceux qui restent. Orphée charmait de sa lyre les humains, les fauves, les rochers, les flots et même les chiens des enfers. Mon grand volcan, tu sauras, par la beauté de ton âme, charmer le chœur des anges accompagnateurs, afin qu’ils te portent au plus vite vers l’absolue vérité de Dieu.
Adieu, mon grand volcan!
Respect,
Ton petit volcan: Marie-ALice
Petion-Ville, Haiti, 13 mars 2011
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